La culture est-elle matérielle ?

La culture, un vaste et complexe sujet qui a dû passionner plus d’un philosophe, tout comme l’immatérialité d’ailleurs. Si bien qu’on peut penser qu’en plus de concerner une armée non négligeable de producteurs, éditeurs, économistes et autres marketeurs, le numérique doit ou pourrait faire parler un certain nombre de penseurs.

La culture est-elle matérielle ? Le sujet pourrait certainement tomber sur une quelconque dissertation de philo, mais il me vient plus simplement d’un commentaire de cet article de Pauline Doudelet. J’aime les commentaires, ils développent souvent les articles qui les ont engendré de manière inattendue. Ce commentaire justement, le voici :

Je ne touche aux livres numériques que pour le gratuit, je ne me vois vraiment pas payer pour ce format (comme je ne me vois pas payer un CD en mp3). Si j’achète, ce sera l’objet, et on peut très bien acheter un bel objet – j’adore évidemment les beaux livres – pas du presque irréel.

La messe est dire : la culture sera matérielle ou ne sera pas. La culture payante en tout cas, son penchant matériel n’étant qu’un pâle simulacre de la vraie culture payante.

Immatériel certes, mais peut-on vraiment aller jusque irréel ? Que quelqu’un refuse de payer du numérique, je peux le concevoir. Le souci du numérique, que ce soit pour les livres, les films, la musique ou encore les jeux vidéo, est qu’il permet le piratage. N’importe qui, depuis chez soi, peut accéder à la quasi-totalité des ressources culturelles totalement gratuitement (et illégalement, inutile de le préciser).

Que l’on me dise « à quoi bon payer ce que je peux avoir gratuitement ? » me paraît un bon argument, à condition de bien comprendre qu’un tel acte est potentiellement néfaste pour les prochaines productions de l’artiste piraté, et de s’en moquer. On agit alors en consommateur rationnel de culture, qui se dirige vers l’offre la plus attractive, au détriment du fournisseur comme c’est souvent le cas.

En revanche, refuser de payer par simple attrait pour le matériel me paraît douteux. C’est le traditionnel problème du contenu et du contenant. Suis-je attaché à la bouteille de plastique de mon cher Coca-cola ou au délicieux et trop sucré soda qu’elle contient ? Certes, on pourra penser que les producteurs de contenus numériques tentent de nous entuber en augmentant leurs marges, et c’est certainement le cas, mais ça l’est aussi, bien malheureusement, pour le physique.

Le coût de revient d’un CD, d’un DVD, d’un livre, est bien souvent risible. Et qu’achetons-nous réellement aujourd’hui ? Les livres de poche sont bien souvent mal reliés, à l’encre douteuse, les grands formats sont hors de prix (sans parler des « beaux livres »), les DVD ne sont guère que des boîtes de plastique contenant une bien triste de galette, de même pour les jeux-vidéos dont les manuels sont si souvent remplacés par leur version numérique sur le DVD-ROM, quant au CD, il s’agit selon-moi d’un objet aussi mort que son ancêtre la K7 et ses lointains cousins les Walkman et autres discmans.

L’illusion matérielle est d’ailleurs perfide, car l’achat donne l’impression de posséder l’œuvre à vie. La vérité est que vos livres seront bien tristes dans quelques années, que vos CD seront devenus illisibles, griffés par le temps, quant à vos DVDs ? Si vous possédez déjà un poussiéreux cimetière de VHS chez vous, vous connaissez leur destin. Je me souviens encore d’un vieux jeu vidéo Batman en 7 ou 8 disquettes, ou de ce CD-ROM de l’Odyssée d’Abe incompatible avec les Windows actuels : ce petit garçon que j’étais croyait-il les garder éternellement ?

Potentiellement (et faisant fi des DRM qui disparaitront avec le temps) le numérique est plus viable, même si les conflits de format et autres pertes de données auront certainement autant raison de lui que le temps sur les objets matériels. Un bug informatique aura peut-être raison d’une partie de notre Histoire, comme le feu a mangé la bibliothèque d’Alexandrie. Aucun support n’est éternel. Reste que l’important demeure le contenu, jamais le contenant.

La culture est bien évidemment immatérielle. L’homme cultivé n’est pas celui qui achète tous les livres, mais bien celui qui les lit. Tout se passe d’ailleurs dans la tête, et non sur le papier ou l’écran. L’art même est quelque chose d’immatériel, et si les artistes avaient plus de pudeur et moins d’égo, ils se contenteraient d’imaginer leurs œuvres plutôt que de les dresser sur un support physique.

La question n’est donc plus de savoir  si je suis prêt à payer pour de l’immatériel, mais si je suis prêt à payer pour de la culture. Une réponse négative n’a rien de honteux, et il est heureux que, grâce au numérique, certains puissent avoir accès à la culture sans en avoir les moyens, même si la plupart des pirates ne sont pas dans ce cas de figure.

Enfin, et pour conclure, il est certain que les livres numériques prennent peu de place dans le salon, difficile ainsi d’impressionner les visiteurs par l’étendue de sa « culture ». Mais aligner vainement des livres qu’on ne lira jamais afin d’en tirer un triste sursaut de vanité, n’est-ce pas cela qui est profondément irréel ?

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4 réflexions sur “La culture est-elle matérielle ?

  1. As-tu lu la précision de cette personne ?
    Il ne s’agit pas de piratage, plutôt des versions libres de droit (elle ne semble pas s’intéresser au contenu purement numérique, encore beaucoup de personne ne savent pas qu’il peut exister des éditeurs purement numériques)

    Après, le libéralisme a transformé les biens immatérielles (idées, échanges, pensées, créations artistiques) en produit purement marchand et malheureusement, ancré dans beaucoup d’esprit le besoin de possession matérielle à la place de la possession intellectuelle.
    D’un autre côté, la possession intellectuelle (non marchande, mais le fait de penser, de comprendre, de retenir, d’apprendre,etc.) est de plus en plus généralisée. Tout le monde où presque sait lire, peut de personne considère cela comme un acquis à valoriser (idem pour la curiosité, les cours universitaires -les gens se les sont plus farcis par contrainte que par réel engouement-, les lectures, les expos…). Ce sont des « loisirs » donc non-essentiels, superflus presque… Voilà comment dévaloriser des siècles de culte de la possession intellectuelle comme summum de raffinement. Maintenant une rolex est plus recommandée qu’une vie d’études.
    Peut-être aussi qu’une rolex est une bien, fini, achevé, quand la culture doit s’entretenir, se développer, ne s’arrête jamais, continue sans nous, qu’on peut passer sa vie à ça. Il y a là un côté angoissant : jamais on n’en verra le bout ! Or depuis tout petit (à cause de l’école essentiellement) on nous apprends à atteindre un but : réussir son contrôle, son trimestre, son année, son diplôme, son boulot, son mariage… Depuis tout petit on nous apprends à fonctionner par échéance. La culture (matérielle ou non) est une non-échéance, ce qui peut provoquer une incompréhension (genre qd tu es fan d’histoire et que tu commences des études d’histoire, tu découvres que rien n’est figé, que l’interprétation des faits changent selon tant de critères que jamais tu n’aurais une belle histoire bien lisse à inscrire dans un bouquin, ça peut énormément perturber puisque c’est une remise en cause de tout ce que tu as appris depuis tout petit ! Même les dates sont des conventions !)
    Des gens qui aimeraient s’y intéresser n’osent pas franchir le pas intellectuel car c’est un non-sens pour eux, si habitués à avoir un but… or le but de la culture est justement un non-but !
    Bon, là je m’égare, donc j’arrête !
    (et dire que je détestais/déteste la philo…)

  2. Je souscris totalement à ce billet.

    Je suis pro-numérique, je pense que le papier va disparaitre progressivement, mais je n’ai rien contre lui. C’est encore un moyen de diffuser ses textes efficacement.

    Après, je te concède qu’il y a les auteurs qui voit d’abord le contenant avant le contenu. Pour moi, un bel ePub vaut bien un livre papier. Voir sur les e-libraires l’ebook d’un texte sur lequel on a travaillé (en tant qu’auteur, codeur et/ou en tant qu’éditeur) est très satisfaisant.

  3. Pingback: Semaine 11- La revue de Web « Agaboublog

  4. L’immaterialité de l’art est un bon sujet. Et c’est sa diffusion qui se dématérialise, non l’art lui-même ! C’est cette dématerialisation qui semble poser problème au coeur de la société, se demander pourquoi est le début d’une réflexion interessante… Bonne continuation. Chris

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